SUR LES TRACES DE CHEIKH AHEDDAD

SUR LES TRACES DE CHEIKH AHEDDAD

Par Djamel Alilat

Des hommes mais aussi des femmes qui ont marqué l’histoire de la Kabylie et de l’Algérie. Figures de la résistance contre les invasions ennemies, ils sont devenus, chacun à sa manière, des légendes vivantes dans la mémoire collective du pays.
Que reste-t-il de leur passage ? Notre reporter est parti à leur recherche.

C’est le 8 avril 1871, à Souk El-Djemâa (Seddouk), au milieu d’une foule composée de plusieurs personnes, que Cheikh Aheddad a déclaré la guerre à l’occupant français.
Pour retrouver des bribes de la mémoire de Cheikh Aheddad, il faut aller à Seddouk Oufella, son village natal. Un petit village pittoresque accroché au flanc d’une montagne des Bibans. Beau comme une carte postale.
Cependant, derrière cette image d’Épinal se cache une réalité triste et difficilement admissible : la maison familiale de Cheikh Aheddad, qui renferme encore takhelouith n’cheikh, la cellule où il menait une vie d’ascète et dereclus, est dans un état plus que lamentable. C’est une ruine qui menace de s’écrouler d’un jour à l’autre. Et pour cause, ce site historique n’a fait l’objet d’aucune restauration, d’aucune attention. Pourtant, ce ne sont pas les visites officielles de ministres et autres grands pontes qui ont manqué en ce lieu. Dekkouche Bouzid, le gardien des lieux qui habite la moitié rénovée de la demeure depuis qu’il a épousé une descendante du cheikh, est formel : “Beaucoup de ministres et de personnalités sont venus ici, entre autres Ben Bella, Aït Ahmed, Ben Bitour, Mouloud Kassem n’Aït Belkacem et Kasdi Merbah, un mois avant sa mort. Ghozali aussi en tant que Premier ministre est venu. Il aurait donné 100 millions à la wilaya pour la réfection de la maison mais on n’a toujours pas vu la couleur de cet argent.”
La vieille maison est fissurée de toutes parts et le dernier séisme, celui de 2001 qui avait pour épicentre Beni Maouche, à quelques encablures de là, l’a encore fragilisée. Comme toutes les maisons traditionnelles kabyles, elle est pourvue d’un asqif qui abrite une porte d’entrée en bois massif qui permet d’accéder à la cour intérieure, afragg. La partie droite a été reconstruite en briques et parpaings. Une maison moderne s’y élève. Elle abrite la famille de Bouzid. La partie gauche, celle où habitait le vénérable cheikh, est demeurée telle quelle. Takhamt n’cheikh, taâricht avec, dans le toit, des trous béants qui laissent voir les nuages, et par terre quelques vieux ustensiles datant de plus d’un siècle et demi et qui collectent l’eau de pluie qui pénètre du toit abîmé. Juste à côté, une petite porte en bois s’ouvre sur takhelouith n’cheikh, sa cellule d’ascèse où il priait et méditait. Deux vieilles dames en tenue traditionnelle, qui se compose du dil et de la fouta, arrivent et s’engouffrent dans la maison en prononçant la formule d’usage rituelle : “S’awanuz à Cheikh Aheddad.”
Lorsque nous interrogeons notre hôte pour savoir si des visiteurs viennent encore en ces lieux, il répond que la fréquentation a beaucoup baissé. Avant, énormément de gens venaient faire la ziara. Principalement des malades et des impotents venus solliciter la baraka du cheikh. Aux plus atteints, on permettait de passer la nuit dans takhelouith n’cheikh. À en croire notre hôte, le lendemain, il y avait souvent des guérisons miraculeuses. Bouzid poursuit : “On ne peut plus permettre aux gens de passer la nuit ici, c’est trop dangereux. Voyez vous-même”, fait-il en désignant du doigt les fissures qui lézardent les murs. C’est dans cette petite pièce sombre que les Français l’ont arrêté en 1871. À 80 ans passés, il était pratiquement paralysé des membres inférieurs et avait beaucoup de difficultés à se mouvoir.
Son grand âge, son statut de guide spirituel de la tarika Rahmania et ses ennuis de santé ne les ont nullement empêchés de l’envoyer en prison pour le rôle éminent qu’il a joué lors de l’insurrection de 1871 à côté, bien sûr, de Hadj M’hamed El-Mokrani. Sur les murs extérieurs de la maison, Bouzid nous montre des traces de peinture bleue. Des ingénieurs sont venus ici pour étudier la meilleure manière de restaurer le site. Ils sont restés quelques semaines et ils sont partis pour ne plus jamais revenir. “On vient, on trace et on s’en va !”, se désole Bouzid. “Les autorités ne nous ont même pas donné un sac de ciment pour réparer.” Il note également que depuis les évènements de Kabylie, plus aucune visite officielle n’a été enregistrée ici. Triste époque où, dans une Algérie riche à milliards, des responsables politiques aux caisses bourrées d’argent oublient de sauvegarder la mémoire des géants qui ont façonné ce pays.
Naissance et mort d’une légende Cheikh Aheddad, guide spirituel de la confrérie Rahmania, à qui on doit en partie l’insurrection de 1871, a payé de sa vie son engagement pour son pays. À Seddouk, chef-lieu de commune, en face du siège de l’APC, une statue le représentant a été érigée sur une place publique. C’est ici, à Souk El-Djemaâ, que le 8 avril 1871, au milieu d’une foule composée de plusieurs milliers de personnes, qu’il a décrété le djihad contre l’occupant français. Après avoir dirigé la prière, il a jeté son bâton par terre et s’est écrié : “Inch Allah nous jetterons iroumyen en mer comme je jette ce bâton par terre !” Une déclaration de guerre sans équivoque. Il s’agissait bien de bouter le colonisateur hors du territoire algérien. 150 000 Kabyles se soulèvent aussitôt. C’est le début de l’insurrection. Une dame, que nous avons rencontrée un peu plus loin et qui tient à garder l’anonymat en se définissant comme une simple takhounith, nous raconte : “À l’âge de 12 ans, il a été envoyé par son père à la zaouïa de cheikh Abderrahmane à Ath Smaïl. Il emmenait sur son dos du sel des Ath Alloune pour les talebs de timaâmart. C’est cheikh Abderrahmane qui lui a donné la tarika.” Il est vrai que la direction spirituelle de la très puissante tarika Rahmania, fondée par Sidi Abderrahmane Bou Qobrin à Ath Smaïl dans la wilaya de Tizi Ouzou, a échu à Cheikh Aheddad en 1860, lorsque la zaouïa mère fut fermée par les Français après le rôle joué par son leader, El-Hadj Amar, dans le soulèvement de 1857.
Notre takhounith nous offre un portrait du cheikh et nous récite avec émotion un poème qu’un de ses aïeux a composé à la mémoire du cheikh : “Bel Haddad id yehyane eddine, ghar el havss ithgouine, ichouraâ di qsentina, ma nithni hekmenass assouguass mad rebbi yiguass, lamaâna ourfhimn ara.” Lorsqu’il a été jugé à Constantine au printemps 1873, il a été condamné à cinq ans de prison.
Au juge qui a prononcé la sentence, il a eu cette réponse restée dans la postérité : “Vous me donnez cinq années, Dieu ne m’accorde que cinq jours.” Le cinquième jour, il décède dans sa cellule. Il repose aujourd’hui au cimetière de Sidi Mabrouk où sa tombe fait encore l’objet de dévotions quotidiennes. Il y a encore quelques années, les khouan venaient à Seddouk Oufella par centaines. Ils remplissaient des cars entiers pour venir se ressourcer et honorer la mémoire du cheikh. À cause des circonstances pénibles et souvent tragiques que vit le pays ces derniers temps, le flot s’est tari. Le silence règne dans la zaouïa fermée et timaâmart, l’école coranique, fondée par le père du cheikh et qui n’est plus aujourd’hui qu’une école primaire.
Cheikh Aheddad avait deux fils qui ont tous deux encadré l’insurrection de 1871. Cheikh M’hand, ancien lieutenant de Boubeghla en 1851 et tel que le décrivent beaucoup d’historiens, était un homme profondément pieux et porté au mysticisme. Le cadet, Cheikh Aziz, a joué un plus grand rôle dans la direction de cette guerre. À son terme, tous les biens de la famille Belhaddad ont été séquestrés et les deux fils déportés en Nouvelle-Calédonie. Aziz ne reverra jamais son pays.

Après quelques années dans ces îles perdues du Pacifique, Aziz Aheddad, matricule numéro 2937, s’évade vers l’Australie en 1881. Ce sera la première évasion d’un insurgé d’Algérie, suivie d’autres un peu plus tard.

L’ombre immense de cheikh Aheddad a quelque peu caché celle de ses fils qui ont également joué un grand rôle dans l’insurrection de 1871. Spécialement Aziz, le cadet, dont on dit qu’il maniait aussi bien le verbe que les armes et qu’il était destiné à prendre la succession de son père. Tous les historiens qui se sont penchés sur l’insurrection menée par les Belhaddad et les Mokrani sont unanimes sur le fait que c’est l’impétueux Aziz qui a persuadé son père de lever l’étendard de la révolte. La guerre déclarée, cheikh Aziz regroupe les hommes prêts au combat et divise son armée en deux groupes de 5 000 hommes chacun. Il prend aussitôt la direction de l’un des deux groupes et le commandement des archs de la rive droite de Oued Sahel-Assif Aâbbès. Au bout de péripéties sur lesquelles nous n’allons pas nous étendre, Aziz dépose les armes vers le 30 juin 1871. Son frère cheikh Mhand l’imitera quelques jours plus tard.
Toute la famille est arrêtée et emprisonnée. Tous ses biens sont mis sous séquestre. À Constantine au printemps 1873, au procès des insurgés, Aziz présente un mémoire d’une centaine de pages qu’il adresse à ses juges pour sa défense. Il écrit : “Quant à la prison, à l’opprobre, à la mort, à la spoliation, à l’incendie et aux coups, tout cela ne ramène pas les gens à l’obéissance…” Il sera reconnu coupable et condamné à mort comme beaucoup d’autres chefs, tels que Boumezrag El-Mokrani qui avait pris le leadership de la lutte lorsque son frère le bachagha El-Mokrani est tué au combat le 5 mai 1871 à Oued Soufflat près de Bouira. Étant membre de la Légion d’honneur comme pour beaucoup d’autres co-inculpés, la condamnation à mort de Aziz sera commuée en déportation en Nouvelle-Calédonie.
Les prisonniers sont tout d’abord envoyés à Toulon et à Brest avant d’être expédiés en Nouvelle-Calédonie. Enchaînés, enferrés, affamés et continuellement malades, ils subissent une interminable traversée de Brest à Nouméa qui dure cinq longs mois. À cause des conditions de vie et d’hygiène, certains y laisseront la vie. Lorsqu’ils débarquent, enfin, les survivants ne quittent l’enfer sur mer que pour le retrouver sur terre. Leurs conditions d’exil et de détention ne s’amélioreront que petit à petit, mais ils garderont toujours la nostalgie de leur pays et de leurs familles, pour de plus amples informations, voir l’excellent livre de Mehdi Lalloui Les Kabyles du Pacifique). Après quelques années dans ces îles perdues du Pacifique, Aziz Aheddad, matricule numéro 2937, s’évade vers l’Australie en 1881. Ce sera la première évasion d’un insurgé d’Algérie, suivie d’autres un peu plus tard.
Il voyage sur de petites barques d’île en île “[…] à travers une mer affreuse […]” et arrive en Nouvelle-Zélande. De là, il s’embarque vers l’Australie et se débrouille comme il peut avec les quelques mots d’anglais qu’il apprit auprès de ses amis, les communards français, compagnons d’infortune, déportés comme lui après une insurrection réprimée dans le sang. De Sydney, Aziz s’embarque pour l’Égypte.
Le consul de France à Suez charge ses espions de lui signaler l’éventuel passage de Aziz Ben Cheikh El-Haddad. En vain. Sa présence sur le sol égyptien n’est signalée que deux mois plus tard. Il était caché sous un faux nom et se faisait appeler El-Tahar Ben Hassan. Le 5 août 1881, il part pour La Mecque pour accomplir le pèlerinage. Il s’installe là-bas, se remarie et tente de refaire sa vie. Entre-temps, l’amnistie pour les insurgés de 1871 est enfin acquise mais les autorités françaises ne veulent toujours pas entendre parler de son retour en Algérie. Aziz est jugé… l’un des chefs les plus dangereux et il faut le maintenir éloigné du pays. “Si Aziz ne doit pas rentrer en Kabylie. J’estime qu’il y a lieu de l’inviter à se rendre en Tunisie, sinon je lui indiquerai la région dans laquelle je l’autoriserais à résider en Algérie”, écrit le gouverneur général de l’Algérie. Le 22 août 1895, à l’âge de 55 ans, Aziz Aheddad décède à Paris. Venu de Djeddah au mois de juin réclamer la restitution des terres de sa famille, il s’éteignit au domicile de son ami et compagnon de déportation, le communard Eugène Mourot. Ses amis se cotisèrent pour rapatrier la dépouille en Algérie.
La dame que nous avons rencontrée à Seddouk Oufella a, cependant, une autre version : “À Paris, il est rentré à l’hôpital pour un simple bouton. Là, ils se sont rendu compte qu’il s’agissait de cheikh Aziz Belheddad et ils l’ont empoisonné. Non, il n’est pas mort de mort naturelle.” Elle se lamente du fait que beaucoup de souvenirs aient été perdus ou égarés comme les lettres que Aziz écrivait à sa femme en kabyle. Elles ont été empruntées par une collégienne qui a omis de les récupérer.
Notre takhounith nous raconte encore que le jour de l’arrivée de la dépouille de cheikh Aziz au port d’Alger, des milliers de personnes s’étaient massées sur les quais. Cheikh Salah, son fils, était à ses côtés. En voyant l’autorité morale dont jouissait encore Aziz au vu de l’énorme foule qui avait afflué de partout, les autorités coloniales ont eu peur d’un autre soulèvement s’il venait à être enterré chez lui à Seddouk en Kabylie où la confrérie Rahmania était toujours très puissante et le ressentiment envers les Français encore très vif. Il a alors été inhumé à Constantine aux côtés de son défunt père, au cimetière de Sidi Mabrouk. Cheikh Aziz, mort ou vivant, était un danger pour la France.

Par Djamel Alilat
paru dans ‘Liberté’

Reportage (Editions du 24 et 25/5/2004)