KABYLIE STORY II 3. Seddouk Ouffella : solitude post-mortem de Cheikh Aheddad

KABYLIE STORY II 3. Seddouk Ouffella : solitude post-mortem de Cheikh Aheddad

Taos, ma vieille complice d’Akbou, a un contact. Un confrère, qui habiterait Seddouk, lui avait dit qu’elle pouvait compter sur lui. En grimpant dans la Hyundai bleu pétrole conduite par Mustapha, un copain d’Alger que j’entraîne dans ces nouvelles pérégrinations, elle se désole de ne pas me donner de réponse. Le confrère ne répond pas au téléphone.

On essaye une dernière fois. La voix métallique du répondeur nous apprend invariablement que le correspondant est injoignable. On va tout de même à Seddouk, après un crochet par Sidi Yahia, le marabout thermal qui fait un tabac. N’étant plus tout à fait une piste, la route n’est cependant pas encore confortablement carrossable. Conclave dans la voiture : compte tenu du peu de temps dont nous disposons, mieux vaut sacrifier Sidi Yahia. Il sera encore là, un autre jour.

On préfère foncer sur Seddouk, dans l’ignorance de cette nuance décisive : c’est qu’il y a Seddouk bada’, le bas, Seddouk Oufella, le haut, et Seddouk centre. C’est là-dedans que nous arrivons. Les rues sont tirées au cordeau. Il ne serait pas étonnant que, comme dans certaines villes des Etats-Unis, les rues portent des numéros plutôt que des noms. On avait imaginé que le souvenir de cheikh Aheddad nous sauterait dessus avant même qu’on foule le sol de la ville. On avise deux personnes âgées, bavardant sur des chaises à même la rue. Elles doivent pouvoir nous orienter. La tâche de demander m’incombe parce que Taos est timide et Mustapha ne parle pas kabyle. Je fais ce rapport à mes camarades de voyage : on doit faire demi-tour et, au croisement, reprendre la direction de Bougaâ pour rallier Seddouk-Oufella, village natal du cheikh. On a du mal à sortir de la ville. On recourt une fois de plus à un passant.

Comme la première fois, c’est une personne âgée qui nous indique une épicerie dans un virage. “Celui qui la tient est de la famille du cheikh”, dit-il. C’est bon à prendre. Mais on a dû rater le virage. On tombe tout de même sur la statue du cheikh. Si mes informations sont bonnes, elle a été érigée à l’endroit même où le guide de la confrérie Rahmanya a proclamé le jihad contre les Français.

Nous sommes le 8 avril 1871. Cheikh Aheddad conduit la prière à Souk El Djemâa, appuyé sur ses enfants, M’hand, lieutenant de Boubaghla lors de la révolte de 1851, et Aziz. Le cheikh projette son bâton à terre et dit : “Nous jetterons les envahisseurs à la mer de la même manière que je jette ce bâton à terre.” L’insurrection est partie. 15 000 hommes prennent les armes sous la bannière d’Aziz et de M’hand, avec la bénédiction de cheikh Aheddad.

Retour à notre croisement d’origine. Pas question de se tromper de direction cette fois-ci. On prend bien Bougâa. Ça grimpe du diable ! Comme partout, les constructions poussent dans les endroits les plus inattendus. On traverse un gros bourg aux carcasses étalées à travers les mamelons. Dans la voiture, la lassitude commence à gagner. Taos me confie qu’elle ne s’imaginait pas que le village de cheikh Aheddad puisse se nicher si haut. Mustapha, lui, se concentre sur la conduite. Les virages se succèdent entortillant une route déserte.

Un arc de triomphe en métal planté à l’entrée d’un chemin vicinal informe : “Seddouk Oufella, village historique, Cheikh Aheddad, 1871”. Le village est adossé au mont Achtoug. Dominant d’une bonne tête la plaine, Seddouk Oufella a quelque chose du nid d’aigle qui n’a rien à craindre des attaques terrestres. Depuis la route, il faut rouler un bon moment avant d’entrer dans le village. Première bonne surprise : peu de baraques d’ostentation, ces colifichets des nouveaux riches qui émaillent la Kabylie de leur brillance de stuc et de parpaing. Les maisons ont été reconstruites souvent à l’ancienne. Le matériau de base demeure la pierre de taille et le ciment, un mélange de terre et de paille. Ça dresse des murs pour des siècles ! Dan0s les rues escarpées, le silence est comme le symptôme d’un recueillement éternel. La répression du soulèvement de 1871 est encore tapie dans les mémoires. Elle est transmise comme un héritage de la résistance. Lorsque la révolte a été écrasée, les hommes de la famille Aheddad sont arrêtés et leurs biens mis sous séquestre. Le tribunal de Constantine, devant lequel les insurgés sont présentés en 1873, reconnaît la culpabilité du cheikh dans la proclamation de la révolte. Le juge lui assène le verdict : “Le tribunal vous condamne à 5 ans de prison”. Cheikh Aheddad rétorque : “Dieu ne m’accorde que 5 jours”. Le sixième jour, les gardiens le retrouvent mort dans sa cellule de la prison de Constantine. Son fils M’hand est déporté en Nouvelle-Calédonie. Aziz, son cadet impétueux, celui qui aurait convaincu son père de donner une caution religieuse à la révolte des djouad menée par El Mokrani, est condamné à mort. Mais sa peine est commuée en déportation en Nouvelle- Calédonie. Lorsque les déportés communards sont amnistiés en 1879 et que Aziz comprend que le gouvernement français n’avait pas l’intention d’agir de même avec les insurgés d’Algérie, il s’évade de l’île. Il gagne l’Australie, puis le Nedjaz. C’est à Paris qu’il meurt à l’âge de 55 ans. Rapatrié en Algérie, sa dépouille est accueillie par des milliers de ferventes ouailles des Rahmanya.

Des jeunes sous un préau : ils sont prudents. Ils attendent qu’on aille vers eux. Ils ne sont pas surpris d’apprendre que nous sommes là pour cheikh Aheddad. “Tout le village, ce sont des Belhadad ou presque”, dit l’un deux. Sur le seuil de sa boutique, l’épicier nous souhaite la bienvenue. C’est évidemment un Belhadad. Mais la rencontre se fera devant la maison du cheikh, sur cette petite place qui hésite entre la mosquée et takhlijt, le quartier du guide spirituel de la tarika.

Tayeb Belhadad a 53 ans. Il est maçon, maigre et il fume cigarette sur cigarette. “Je suis né ici, j’ai vécu ici, à l’exception d’une parenthèse insignifiante, et si Dieu veut, je mourrai ici”, dit-il d’entrée de jeu comme pour expliquer que la branche d’où il descend n’a pas été touchée par l’exil. Des histoires d’évasion de Cayenne et l’île des Pins sont courantes ici. Les enfants apprennent très tôt que leur arrière-grand-père a fait la belle d’un bagne sous les tropiques et qu’il a fait un crochet par l’Australie ou par Londres. On vous dit ça avec la même simplicité qu’on mettrait à vous confier : “Je suis allé prendre un café à Seddouk-Centre !”. Tayeb m’emmène visiter takhlijt n’acheikh. Nous pénétrons par asqif, l’entrée. La porte, en bois massif, artisanalement équarri, patiné, est rabattue vers l’intérieur. Elle s’abrite sous un porche à la voussure en pierre. Une partie de la maison est reconstruite et habitée par un allié de la famille Belhadad. Restaurée, elle est une bâtisse ordinaire, aussi quelconque que ce qu’on construit aujourd’hui. Le bleu du mur jure avec l’ocre de la pierre de taille, matériau traditionnel à Seddouk. Des maçons sont en train de restaurer la maison, qui frôle la ruine. “Il y a enfin un geste pour sauver cette maison”, soupire Tayeb. Tout le monde visitait la retraite du vieil ascète mais aucun de ces responsables qui, à des moments donnés, venaient gonfler leurs poumons d’oxygène patriotique n’a fait le moindre geste pour que la maison reste debout comme l’a été le cheikh face à l’envahisseur. “Un miracle vient donc de se produire”, ironise Tayeb. Les quatre maçons qui s’affairent aux extrémités d’afrag, la cour intérieure, semblent tenus par un échéancier. Deux sont jeunes. Les deux autres sont expérimentés. Parmi les deux plus jeunes, l’un est un Belhadad. “Ils retapent la maison à l’ancienne”, précise Tayeb. Il faut juste consolider pour que les murs ne s’effondrent pas. La maison est ce qu’on faisait de mieux à l’époque. Dans la cour, pavée de ciment, et dénivelée, une jarre vieille comme la maison traîne plutôt que trône. Des tréteaux sont dressés par les maçons.

A gauche, une pièce à la forme géométrique relativement imprécise baigne dans une obscurité épaisse. Une porte, au fond de la pièce, s’ouvre à l’extérieur sur une venelle qui sinue vers les rives de la Soummam. Le mur n’est pas percé de fenêtres, mais juste de petits trous rectangulaires. L’une de ces meurtrières donne sur la venelle. “Lorsqu’il ne pouvait ni sortir ni recevoir chez lui, dit Tayeb, cheikh Aheddad parlait aux siens par cette meurtrière sans quitter son refuge”.

Takhlijt n’achikh est une cellule monacale à moitié enfouie sous terre. On y entre en baissant la tête et, une fois à l’intérieur, le champ d’action est limitée. Dans un coin, des étagères sont maçonnées dans le mur. Tout cela est bien spartiate mais n’était-ce pas le lieu de vie d’un mystique dont l’ascétisme a forcé l’admiration de ses contemporains. Le 13 juillet 1871, cheikh Aheddad conduit une délégation de moqadems de la tarika partie à Tizi Lakehal pour offrir la soumission au général Saussier. Un militaire français témoigne : “Son âge, ses malheurs, sa figure émaciée par toute une vie d’ascétisme et de réclusion, la dignité de son attitude frappèrent les plus indifférents et les plus sceptiques de nos soldats.” Pendant toute cette journée, raconte-t-on, alors qu’il est gardé sous une tente, cheikh Aheddad recevait les spahis et les auxiliaires algériens qui venaient lui baiser la main en signe de respect et de dévouement. “On va à la mosquée si vous voulez bien”, propose Tayeb. Les dalles en ciment, encore fraîches, sont l’œuvre de Tayeb. Axxam n’rabi, la maison de Dieu ou salle des prières, est fermée par un portail en métal. Trois paires de claquettes en plastique marron sont comme stationnées devant une serpillière qui fait office d’essuie-pied. Tout est ouvert, dans cette mosquée, sauf la salle des prières. La porte d’entrée construite en arcade, il suffit de la pousser pour pénétrer dans la cour dallée. Les lavabos sont accessibles à tout le monde. Tout porte la simplicité de l’islam traditionnel de Kabylie. Pas la moindre ostentation. Avec ses deux balcons pour l’appel à la prière de vive voix, sa hauteur raisonnable, sa forme massive, le minaret est un signe de sobriété.

Tayeb nous entraîne vers l’ancienne mosquée, celle dans laquelle cheikh Aheddad transmettait le message de la tarika. Il s’installe dans un petit bâtiment situé sur ses terres en contrebas de Seddouk Oufella. Après la spoliation, le bâtiment servira d’école relevant de l’éducation nationale. Que la direction de la confrérie Rahmanya, la plus puissante de l’époque, s’installe à Seddouk, tout le mérite en revient au cheikh. Né en 1791, Mohammed Ameziane Ben Ali est issu d’une famille laïque de forgerons. Contrairement à l’usage, c’est donc un homme qui n’appartient pas à un lignage religieux qui dirigera de 1857 à 1873 l’ordre fondé à Aït Smaïl par Sidi Abdarahmane Bou Qabrine, le saint aux deux tombeaux,. L’implication de la Rahmanya, par son chef d’alors Hadj Amar, dans le soulèvement anti-colonial de 1957 ayant entraîné la fermeture de la zaouïa, cheikh Aheddad reprend le flambeau à Seddouk, un village vieux de huit siècles. Il donne à l’ordre non seulement une aura nouvelle mais aussi une perméabilité au destin de ses adeptes, ce qui fait de lui à ce jour le symbole d’une mystique de la résistance. La mosquée est une pièce dans un tunnel. Les dalles maçonnées dans le mur même de part et d’autre du chemin font comme les travées d’une assemblée. Derrière la maison du cheikh, une porte en fer. Une main innocente a écrit sur le fond couleur rouille : coiffure. Plus bas encore, on tombe sur une galerie qui forme comme un belvédère ouvert la vallée. Deux grandes salles de prière ou d’enseignement sont à l’abandon. “Ce sont les khouans (les ouailles) du cheikh, venus de toute la Kabylie, qui ont construit cet ensemble”, dit Tayeb. Tout tombe en ruine. On reprend la galerie dans l’autre sens. Le local de l’association Issoulas, dédiée à la connaissance de cheikh Aheddad, est fermé. Les jeunes qui nous avaient vus arriver sont au même endroit. L’épicier fait la sentinelle devant son échoppe. Tayeb nous invite à prendre un jus Touja chez son cousin. Entre les sandales made in China et les légumes de la vallée, on parle de voyages. Voyage dans l’espace. Voyage dans le temps. “J’ai le regard long et la main courte”, dit Tayeb. Traduire : Je vois et je projette loin, mais ne peux y aller.

J’ai promis de citer le nom de l’auteur de ces propos. Il s’appelle Tayeb Belhadad.

par Arezki Metref