Parchemins perdus

Détruits ou confisqués durant la colonisation, négligés après, les manuscrits portent l’histoire mais ils sont eux-mêmes une histoire. Ainsi disparut après la prise de la Smala en 1843, la bibliothèque de l’Emir Abdelkader, estimée à plus de 5.000 volumes reliés .
Plus fragiles que les vestiges de pierre qui ne sont pas eux-mêmes indestructibles ! que reste-t-il de ces pages parcheminées, témoignages précieux et souvent magnifiques de l’existence, du savoir et de l’art de nos ancêtres ou prédécesseurs ? La Bibliothèque Nationale d’Algérie fut instituée le 10 octobre 1835 par le Gouvernement général français en Algérie, sous l’appellation de « Musée d’Alger ». En raison de l’augmentation rapide de ses collections, elle connut plusieurs déménagements : en 1838, elle se déplace rue Bab Azoun ; en 1848, rue des Lotophages ; puis en 1958, boulevard Frantz Fanon. Le catalogue général des manuscrits de 1893, ouvrage de l’orientaliste Edmond Fagnan, directeur de cette bibliothèque, nous renseigne sommairement sur la nature et l’étendue des collections. Nous pouvons aussi y lire en introduction ce constat clair : « Il ne paraît pas que, ni au moment de la conquête d’Alger par les troupes françaises ni dans les premières années qui ont suivi, aucun effort, n’ait été fait pour sauver de la destruction, soit les archives gouvernementales, soit les manuscrits dont il devait tout au moins se trouver quelques-uns dans les mosquées et dans les zaouïas. » C’est à partir des fonds manuscrits publics et privés, que s’enrichirent les collections de la BNA de l’époque, tels ceux provenant des bibliothèques d’Alger, de Constantine ou de la khizana de cheikh El Haddâd, confisquée à la suite de l’insurrection de 1871. Dès la prise d’Alger et d’autres villes, les troupes coloniales n’hésitèrent pas à mettre à sac, piller ou brûler de nombreuses bibliothèques. Ainsi disparut la bibliothèque de l’Emir Abdelkader,après la prise de la Smala en 1843. Estimée à plus de 5.000 volumes reliés, les débris de cette magnifique collection, dont une partie à été brûlée, sont dispersés dans plusieurs bibliothèques françaises et européennes. Un sort encore plus dramatique détruisit la bibliothèque de l’école de la Kettania de Constantine, qui fut fondée par Salah Bey. Lors de la prise de la ville, des milliers de manuscrits furent la proie des flammes. Connurent le même sort : la bibliothèque de la Mohammadia du Bey Mohamed El Kabir de Mascara, les bibliothèques des mosquées et des zaouïas des villes du centre, telles celles de Médéa, de Blida, de Miliana et des environs d’Alger qui possédaient des collections très variées. On peut compter aussi les innombrables bibliothèques de Béjaïa, haut lieu d’érudition, qui jouissait d’une renommée particulière dans le monde musulman et en Occident médiéval, ainsi que celles des zaouïas des environs de Béjaïa, comme celle de cheikh El Haddâd à Sedouk, réputée pour ses manuscrits. A l’est du pays, de nombreuses bibliothèques de villes importantes, telles que Constantine et de nombreuses khizanates de zaouïas furent victimes d’un sac systématique au début de l’occupation et de nouveau pendant la guerre d’indépendance. Plusieurs bibliothèques privées furent, en représailles, livrées aux flammes ou confisquées, comme la bibliothèque des Ben Lefkoun et des Bachtarzi (des Ben Lefkoun, que le Baron de Slane compulsa pendant plus d’un mois et demi, estimant en 1845, qu’il renfermait plus de 3000 volumes). Ajoutons les bibliothèques pillées ou détruites de Tlemcen, l’un des principaux centres religieux et intellectuels de l’époque, qui réunissaient, outre des fonds arabes, andalous et espagnols, des documents ottomans particulièrement importants pour l’histoire de l’Algérie à partir du XVIe siècle. Enfin, les bibliothèques des Oasis, comme celles de la Tijania de Aïn Madhi, de Temaçin, de Tolga, des Ouled Jellal et des autres régions d’Algérie, furent soumises aux mêmes destructions. Quant aux khizanates du Grand Sud algérien, telles celles d’Adrar, Timimoun et Aoulef, encore préservées jusqu’au début du XXe siècle, elles connaîtront à leur tour, à partir des années 1900, un sort identique. En 1996, est inauguré le nouveau siège de la Bibliothèque Nationale d’Algérie, à El Hamma, en contrebas du Musée des Beaux-Arts d’Alger. Il était temps, car timides à partir des années 1970, les tentatives de préservation allaient se raréfiant, principalement au début des années 1990 : abandon d’une masse incroyable de documents manuscrits ou imprimés, d’archives administratives datant d’avant, pendant et après la colonisation, archives couvrant des sujets très divers. Cet énorme patrimoine, longtemps considéré par les pouvoirs publics comme une préoccupation accessoire, émerge peu à peu grâce au travail de nombreux chercheurs, aux activités croisées de la recherche algérienne et internationale et à l’action de quelques associations algériennes. Au-delà de l’émergence actuelle d’une véritable prise de conscience culturelle algérienne, on ne peut, pour le moment, que dresser un constat alarmant de la situation et de l’état du patrimoine écrit, d’autant que le temps est loin de jouer en notre faveur. Trop souvent, les rares tentatives pour essayer de dynamiser une stratégie nationale en la matière, sont restées au stade de vœu pieux. Outre l’étroitesse actuelle du budget consacré à sa sauvegarde, une grave question d’ordre général reste posée : quelle signification les pouvoirs publics, à tous les niveaux, donnent-ils aux fonctions de conservation et de prévention ? Sans réponse à cette question fondamentale et sans l’élaboration d’un plan conservatoire global budgétisé – incluant personnel compétent, formations, locaux, matériel, etc. – il est exclu que puisse être maîtrisée la sauvegarde du patrimoine manuscrit en Algérie, cela en raison de la grande diversité des types de bibliothèques (nationale, universitaires, publiques, scolaires, de mosquées ou privées) et de la variété des collections manuscrites anciennes et modernes qu’elles renferment. Aucun environnement professionnel n’existe à ce jour. Les rares conservateurs ou restaurateurs de manuscrits se comptent sur les doigts de la main. La faiblesse du niveau de prise de conscience des instances de tutelle du patrimoine documentaire national et, conséquemment, l’absence ou l’insuffisance des efforts déployés ou à déployer pour la maintenance de ce patrimoine est d’une évidente réalité.

Par le feu, les rongeurs ou l’oubli

Les immenses fonds manuscrits accumulés en Afrique musulmane depuis le XIe siècle ont subi au XIXe siècle deux épreuve dont la durée et les conséquences s’étendent jusqu’à ces dernières années : une certaine décadence dans l’enseignement due à des méthodes pédagogiques rigides l’avènement de la période coloniale qui accentua le repli identitaire des communautés et l’occultation (préventive ou défensive) des manuscrits lorsque ceux-ci purent être soustraits aux confiscations et destructions. Cette situation a sans doute fortement contribué à l’état de déliquescence que connaîtront les bibliothèques algériennes. L’imminence de la colonisation poussa nombre de propriétaires à mettre à l’abri leurs précieuses collections. Au cours de nos recherches et enquêtes, nous avons pu recueillir des dizaines de récits relatifs à des collections enterrées, murées ou détruites par leurs propriétaires pour qu’elles ne tombent pas entre les mains des troupes coloniales. La marginalisation de la langue arabe a eu pour conséquence une déperdition vertigineuse du niveau d’instruction : en 1954 le taux d’analphabétisme sévissant dans la population algérienne se situait autour de 85% pour les hommes et de 94% pour les femmes. Les destructions entraînées par la conquête affectèrent gravement les écoles coraniques, notamment en milieu urbain. L’enseignement de la langue arabe se réfugia alors dans les zaouïas alimentées par les biens houbous, mais la suppression de ces derniers par l’ordonnance du 28 mars 1843, acheva de ruiner l’enseignement traditionnel dispensé dans les zaouïas. Atteinte dans ses bases profondes, la société algérienne va subir un processus de décomposition. L’arrêté du 8 mars 1938, pris par le ministre de l’Intérieur, Camille Chautemps, qualifiant la langue arabe en Algérie, « de langue étrangère », ne fera que reconnaître en l’aggravant, une situation de fait à la faveur exclusive de la langue française. Toutefois, l’éloignement de certaines régions et la cohésion des populations, permirent de sauvegarder des pans entiers du patrimoine manuscrit. De nos jours, ces refuges sont encore très protégés et difficilement accessibles aux curieux et aux chercheurs. En Algérie, l’abandon quasi général de ce patrimoine documentaire, ancien ou nouveau, suscite des interrogations légitimes qui ne cessent de nous interpeller. On gardera en mémoire le sort des archives administratives de la daïra de Timimoun, datant de 1900, lesquelles, faute d’une décision administrative éclairée, ont été livrées aux flammes ou aux rongeurs et insectes. Et que dire de ce propriétaire qui, la mort dans l’âme, s’est vu contraint de brûler plus de 300 manuscrits, gardiens muets de la mémoire de son ksar, de sa tribu et de sa famille, à cause de la dégradation avancée de ces derniers ! La période 1961-1962 marque une période particulièrement importante dans la confiscation de la mémoire algérienne. Le transfert à Aix-en-Provence de la quasi-totalité des Archives nationales algériennes, véritable lobotomie, sera à l’origine d’un contentieux portant sur plus de 600 tonnes d’archives de la période coloniale, pour la tranche 1830-1962, à quoi il faut ajouter celles datant de la période andalouse et une grande partie du fonds turc, environ 1500 cartons de documents ottomans. Faut-il rappeler aussi qu’un des derniers crimes de la sinistre OAS fut l’incendie de la Bibliothèque universitaire ? La période post-coloniale engendrera à son tour une fracture socioculturelle très grave, consécutive à la fois à l’urgence des problèmes économiques et sociaux à traiter et au peu d’intérêt accordé alors à ce qui restait du capital culturel (monuments, manuscrits, etc.), malgré les efforts isolés de quelques individualités qui tentaient vainement d’alerter sur sa valeur et sa fragilité. Les problèmes que rencontre la conservation patrimoniale touchent l’ensemble de l’héritage de la société algérienne —et pas seulement les manuscrits ou les archives— et doivent donc être saisis dans leur globalité. Il nous faut réaliser et faire réaliser aux instances dirigeantes que l’on ne peut comprendre l’importance de la conservation de la mémoire collective d’un peuple, sans prendre conscience de la valeur intrinsèque de ce qui doit être conservé.Si le patrimoine mérite d’être préservé, c’est bien parce qu’il représente un patrimoine unique en soi et l’expression même de l’âme du peuple algérien, sa nature profonde, en somme notre altérité. Nous ne pouvons prétendre qu’il nous appartient si nous le laissons se perdre inexorablement.

 

Par Saïd Bouterfa