La Soummam après le soulèvement de 1871 : réalités, malentendus et enseignements

Expropriation coloniale

La Soummam après le soulèvement de 1871 : réalités, malentendus et enseignements

 

Aurait-il été concevable que les forces coloniales aient prévu ce qui se serait produit aujourd’hui et que, par un esprit de perversité qui aurait été à ce point anticipateur, se soient conduites de manière à compromettre aujourd’hui encore ceux que le système colonial, alors établi, aura ménagé parmi les « indigènes » ? A moins de le penser, l’assurance du vainqueur peut être considérée, sous quelques rapports, comme un gage de crédibilité de ses documents officiels, ceux notamment qu’il produisait pour établir son emprise sur le vaincu.

Les victoires coloniales se trouvent être confirmées autant par les carnets de route des campagnes militaires, par la condamnation sinon l’extermination des vaincus, que par la lourde imposition et le séquestre auxquels les survivants ont été soumis. Les forces coloniales qui ont vaincu les résistances populaires, y compris le soulèvement d’El Mokrani (« et ses adhérents »), avaient même produit des lois et des arrêtés exécutoires « au nom du peuple français ». Cette clarté, dont les documents coloniaux entourent les étapes, périodes et autres cas particuliers, permet d’envisager des pistes de réflexion très belles et non moins utiles. Elle peut soutenir les transmissions orales et les documents rédigés par les autochtones, quand il s’en trouve. En outre, elle permet non seulement de remonter en l’élucidant la constitution de la mémoire populaire et de l’histoire sociale au sujet de la succession des événements y ayant trait depuis ces périodes relativement lointaines de jauger des effets sociaux et politiques de l’usage parcellaire et intéressé qui pourrait être fait de documents coloniaux pour conforter de prétendus droits que l’Etat algérien pourrait être amené à légitimer et, par conséquent, à orienter l’action de celui-ci avec toujours une précision maximale d’illustrer les ravages en termes de déphasage par rapport à la réalité vécue et en termes d’aliénation, avec le potentiel déstabilisateur, que cela comporte, que le retard à recouvrer l’usage de toutes les archives ayant trait à la période coloniale est susceptible d’entraîner, etc.

L’importance de telles problématiques est telle, qu’elle appelle beaucoup moins qu’à requalifier juridiquement ou moralement le comportement des uns ou des autres, à une période donnée, à retrouver, grâce à l’action de l’Etat algérien contemporain, une continuité historique et sociale intelligible dont l’époque coloniale n’aura été qu’une interruption brutale, indélébile, mais passagère, à l’échelle de l’histoire. Dans le cas précis du séquestre auquel les habitants de ce qu’était la tribu des Illoula Oussammeur, qui ont pris part au soulèvement de 1871, des documents coloniaux permettant de se situer existent quant à la propriété, antérieure au soulèvement de 1871 à travers le sénatus-consulte de 1863 et postérieure à travers le sénatus-consulte suivant (1876). Il n’est pas anodin que les habitants de l’ancienne tribu des Illoula Oussammeur aient vécu le plus normalement du monde le fait que les terres ancestrales soient versées aux domaines socialistes autogérés à partir de 1962, puis aux exploitations agricoles collectives après 1987 et qu’ils se soient mis à s’affirmer en tant que tels, appuyés par les organisations de la société civile et par quelques élus(1) et responsables politiques courageux, après une « restitution » qui a pris valeur de confirmation du séquestre de 1871. Et même alors que les habitants de cette ancienne tribu, devenus citoyens de la République algérienne démocratique et populaire, contestent ladite « restitution », il n’est pas du tout sans intérêt de noter qu’ils revendiquent moins que les terres de leurs ancêtres leur soient restituées à eux, qu’à les reverser au domaine d’Etat, au domaine public, afin qu’elles continuent de servir l’intérêt général et l’ensemble du peuple et des collectivités locales : la lettre ouverte au président de la République, publiée en août 2007, l’atteste.

Cela n’en reflète pas moins le sentiment d’être acculés à revendiquer une appartenance, désormais archaïque, à un ancien aârch, comme si certaines attitudes parasitaires, opportunistes, voire consciemment déstabilisatrices, contraignent les populations à adopter des raisonnements qui ne peuvent manquer de faire appel à des modes d’expression collective que d’ordinaire, elles ont très volontiers délaissés, comme relevant de l’archéologie des mœurs, du « aâm deqyous ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, le commissaire extraordinaire de la République (la IIIe République française) en Algérie(2) a signé, en moins d’une semaine, deux arrêtés portant séquestre des propriétés d’El Mokrani et de ses alliés. L’arrêté du 25 mars 1871 est celui qui appose le séquestre sur tous les biens d’El Mokrani et sur les biens de ses adhérents ainsi définis ; il se réfère à l’ordonnance du 31 octobre 1845, à la loi du 16 juin 1851 et au sénatus-consulte du 22 avril 1863. Celui du 31 mars 1871 ne se réfère plus au sénatus-consulte du 22 avril 1863 et appose le séquestre à tous les indigènes ainsi désignés qui auront commis ou commettront des actes d’hostilité contre la France ou contre ceux qui lui sont soumis, ainsi qu’à tous les indigènes qui seront absents de leur propriété pendant plus de trois mois sans autorisation de l’administration coloniale. Ces deux arrêtés démontrent bien que les avancées coloniales sont encadrées quasi-quotidiennement par les plus hautes institutions de la République. Le second arrêté renferme une assignation à résidence de fait de tous les indigènes, individuellement, sous peine d’être expropriés et d’être traduits en justice. On ignore si ces arrêtés ont été par la suite abrogés. La démarche coloniale n’ira pas sans injustices dont certaines seront vues comme des erreurs, y compris par les plus hautes autorités françaises de l’époque, ainsi qu’on le verra dans le cas individuel ci-après. Le rapport accompagnant l’arrêté du 3 septembre 1896, fixant les droits d’usage laissés aux indigènes sur les domaines des commune d’Ighram et de Chellata, nous indique que « malgré les efforts de leur caïd Si Ali Cherif(3), ils se laissèrent entraîner dans la révolte de 1871 par les partisans de cheïkh Haddad. Cette défection entraîna l’apposition du séquestre sur les biens de la tribu ‘‘des Illoula Oussammeur’’ ».

L. C. Dominique produit dans son ouvrage(4), une dépêche télégraphique adressée par A. Thiers, président de la République française, au gouverneur général civil de l’Algérie en date du 22 avril 1873. Le président y déplore le procès intenté contre Ben Ali Cherif, accusé de soutien au soulèvement d’El Mokrani. Il y écrit : « Ayez pour Ben Ali Cherif égards convenables et rassurez-le sur les suites de ce procès », non sans avoir précisé sa décision d’user de son droit présidentiel de grâce à l’endroit de cet illustre condamné, aussitôt que les condamnations seront devenues définitives. En fait, la condamnation de Ben Ali Cherif aurait été prononcée trois jours plutôt, le 19 avril 1873. Cette lettre, entre autres, nous indique que, en avril 1873, Ben Ali Cherif était encore considéré comme pleinement soumis aux arrêtés de séquestre des 25 et 31 mars 1871, au même titre que les autres habitants du territoire d’Illoula qui ont pris part au soulèvement. Pendant ce temps, entre 1871 et 1873, une transformation radicale s’emparait à la fois des gens et du sol. « C’est au lendemain de nos désastres de 1871, que remonte la création de centres de population dans la vallée de l’oued Sahel(5). C’est ainsi que l’amiral de Gueydon fonda la ville d’Akbou », écrivait A. Sabatier(6). L’amiral de Gueydon était alors gouverneur général civil de l’Algérie. Cette ville fortifiée d’Akbou est donc édifiée sur les terrains conquis de séquestre. Et parmi les propriétés expropriés en ces lieux, il y avait la riche demeure de Bachagha(7) Ben Ali Cherif, non loin de l’ancien bordj turc, ainsi que des terrains agricoles qui vont servir de jardins et autres servitudes à la population et structures de base de la nouvelle cité coloniale. Si le président de la République française, Thiers, avait dû attendre que les condamnations définitives soient prononcées pour gracier celui qu’il considérait être un « ami sincère de la France », l’administration coloniale a, sans aucun doute, fait en sorte que le témoignage favorable du président de la République soit honoré par des mesures concrètes à la hauteur de cet honneur. « Le 29, mai 1873, le maréchal Mac-Mahon(8) épousant la politique de Thiers, se prononça en faveur de la grâce pleine et entière, et le gouverneur annula les effets de l’amende de guerre ou du séquestre. »(9). Si les mesures prises en faveur de Ben Ali Cherif, même gracié et innocenté par le président de la République française lui-même, ne peuvent, dès lors, plus consister dans la restitution des propriétés dont il a été spolié en 1871, l’administration va, toutefois, le dédommager très généreusement. Mieux encore, elle fera en sorte que l’on ne retienne plus que d’excellents termes avec Ben Ali Cherif et ne fera mention, au lieu de séquestre, que de services mutuellement avantageux. Le résultat en est peut-être l’acte administratif daté du 21 août 1876 et contenant transaction entre l’Etat français, d’une part, et Ben Ali Cherif, de l’autre. Cet acte fait part de la cession, par Ben Ali Cherif, de tous ses droits sur des propriétés qu’il est aisé de comprendre comme étant celles dont il avait été séquestré avant d’être gracié, d’une part. D’autre part, l’Etat français fait cession au profit de Ben Ali Cherif de terrains d’une superficie, plusieurs fois plus importante, prélevée sur les anciennes propriétés de la tribu d’Illoula, définitivement séquestrées, situées entre la ville d’Akbou et ses dépendances immédiates, et la colonie de M. Caudrier (ou Caudrillet) établie dans le même ancien territoire tribal, vers Ouzellaguen. La propriété coloniale de M. Caudrier sera par la suite reprise par Ben Ali Cherif, de manière officielle vers 1923, sans que cela n’ait changé la situation des habitants d’Illoula Oussammeur, devenus des paysans sans terre. Cette situation va perdurer jusqu’à l’avènement de l’indépendance et l’institution du domaine autogéré socialiste Akloul Ali, quand les anciens paysans sans terre vont fouler de nouveau ces terres de gaieté de cœur, en tant qu’ouvriers agricoles, en toute fraternité avec leurs pairs venus de partout y gagner le même pain, à égalité, en juste rétribution de la sueur versée et de la récolte obtenue. Ce qui précède est dans ce cas-ci abordé, peut-être aussi en mesure de mettre en valeur le désir de laisser la terre tranquille, d’apaiser les mémoires et de permettre d’aborder l’histoire en toute objectivité, de comprendre qu’il y eut des heures plus heureuses qui réunissaient tout le monde, aussi bien avant qu’après le colonialisme. Il peut aussi aider ceux qui tiennent coûte que coûte à leur récupération individuelle, à mieux identifier les biens que le colonialisme leur a effectivement pris, même lorsque l’administration réussit le tour de force d’enjoliver la spoliation du nom de « cession ».

Notes de renvoi :

(1)- Il est notable que l’attitude de certains élus sauve la face de leurs partis politiques respectifs, aphones sur cette affaire, à la différence d’autres.

(2)- Le commissaire extraordinaire de la République était, pour être bref, le titre du représentant du pouvoir politique de la République française en Algérie, comme l’était le titre de gouverneur général (des départements français) d’Algérie.

(3)- Il est bizarre que le gouverneur général, M. Matte, se fusse laissé à une telle erreur de transcription, car il s’agit certainement du caïd Si Ben Ali Cherif.

(4)- Un gouverneur général de l’Algérie. L’amiral de Gueydon. L. C. Dominique, Typographie Adolphe Jourdan, 1908.

(5)- Autre appellation de l’oued Soummam.

(6)- Akbou en Kabylie, A. Sabatier, instituteur à Akbou et membre de la Société de géographie de Marseille, bulletin de la Société de géographie de Marseille, 1880.

(7)- Le chef de la zaouïa de Chellata obtint le titre de bachagha des autorités coloniales françaises dès la fin des années 1840. Il le perdra après le soulèvement de 1871, mais l’ancêtre et ses héritiers en gagneront d’autres, dont ceux de caïd et de chevalier de la Légion d’honneur.

(8)- Mac-Mahon est en fait devenu président de la République française de 1873 à 1877. Il était venu en Algérie, au début des années trente, avec le grade de sous-lieutenant et était présent dans plus d’une campagne militaire restée dans l’histoire, de la prise de la ville de Béjaïa puis d’Ahmed Bey à la campagne de 1853 de Kabylie et celle de 1857 contre la résistance de Lalla Fadhma n’Soummeur. Il était présent au moment où Lamoricière constituait l’Emir Abdelkader prisonnier en Oranie, en 1847.

(9)- extrait de : Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation. Charles-André Julien, Presses universitaires de France, 1964.

Auteur de Nnan ImezwuraProverbes berbères de kabylie. Talantikit éditions – Béjaïa 2005

 

 

Par Tahar Hamadache