L’armée coloniale tue et déporte

L’armée coloniale tue et déporte

L’insurrection de 1871 constitue une nouvelle page glorieuse dans la lutte du peuple algérien pour sa liberté et sa dignité. Elle a une signification éminemment politique dans la mesure où elle se veut une riposte aux mesures injustes prises par les autorités coloniales à l’égard des Algériens et dont le décret Crémieux du 24 octobre 1870, qui déclare en bloc les juifs algériens citoyens français, a été la goutte qui a fait déborder le vase. Ce décret vient s’ajouter aux autres lois scélérates déjà en vigueur, en particulier la loi dite Sénatus Consulte du 22 avril 1863 qui déclare : les terres collectives « arch » accessibles à la propriété individuelle au profit des colons. Cette loi sera d’ailleurs complétée par la loi Warnier du 26 juillet 1873 qui soumet le régime foncier à la loi française (4, 441). Ces lois injustes sont venues déposséder de leurs terres les fellahs algériens, déjà pénalisés par les conditions naturelles défavorables, en particulier la sécheresse de 1868 qui a fait 500 000 morts (3, 59 et 107). Avec la chute en 1870 du Second empire dirigé par Napoléon III face à l’Allemagne de Bismarck, la situation est jugée propice par les nationalistes algériens pour déclencher « la plus grande insurrection qui ait secoué l’Algérie » (3, 107). Selon Mustapha Lacheraf : « Des centaines de milliers de combattants entraînent dans le mouvement les 2/3 du pays » (idem). La grande insurrection de 1871 était d’abord dirigée par Al Hadj Mohamed Al Mokrani qui, sitôt démissionnaire de son poste de bachagha de Médjana inaugure le 15 mars 1871 l’insurrection. Quelques jours après, le 8 avril, se joindra à lui cheikh Al Haddad qui lance l’appel au djihad après la prière du vendredi à Saddouk, fort du soutien des confréries religieuses, en premier lieu celle de la Rahmania à laquelle il appartient. L’insurrection d’Al Mokrani et d’Al Haddad coïncide avec le soulèvement de la commune de Paris, noyée dans le sang par les soldats du régime chancelant de Thiers. C’est aussi par le fer et le sang que ce régime a fait face à l’insurrection de Kabylie en dépêchant comme gouverneur général l’amiral Gueydon qui acquerra la sinistre réputation de sanguinaire. Guidés par la foi et animés de courage, les combattants algériens ont mené près de 340 batailles (1, 308) dont les plus célèbres sont citées par Tahar Oussedik (6,34 et 82). Malgré leur volonté et leur bravoure, les 200 000 combattants algériens (1, 308), n’ont pu tenir devant l’armée coloniale, mieux équipée et estimée à 800 000 hommes (idem). C’est par un véritable carnage que se termine l’insurrection, faisant 60 000 morts du côté algérien, contre 20 000 du côté français (idem), soit 3 pour 1. La répression militaire est suivie d’une oppression forcenée dans le domaine foncier par la confiscation des terres appartenant aux familles d’insurgés et celles des familles manifestant la moindre sympathie avec ces derniers. En tout, plus de 2 640 000 ha sont frappés de séquestre (3, 67) et seront distribués en grande partie aux Français d’Alsace et Lorraine chassés par l’Allemagne et qui sont venus grossir les rangs des colons et se nourrir de la sueur et du sang des propriétaires algériens. A la confiscation des terres, s’ajoutent les sanctions pécuniaires, tribut de guerre estimé par T. Oussedik à 10 238 500 F en Kabylie, 1 228 620 F à Aumale et Beni Mansour, soit au total 11 467 122 F (6, 129-130). D’autres auteurs estiment le tribut plus élevé et le chiffrent à 36 000 000 F (1, 381). La répression judiciaire vient compléter la vengeance aveugle des atrocités coloniales. Une série de procès se tient dans l’Algérois et dans le Constantinois et dont le point commun est leur caractère démesuré et expéditif. Ainsi, après, au champ de bataille d’Al Mokrani, le 6 mai 1871, les chefs de l’insurrection finissent par tomber l’un après l’autre entre les mains de l’occupant. Ce sont d’abord les fils de Cheikh Al Haddad, Aziz (30 juin 1871) et son frère M’hammed (2 juillet) qui sont capturés, puis Boumezrag, le frère d’Al Haddad, qui sera arrêté à son tour, en janvier 1872. Pour faire le silence sur le fondement éminemment politique du soulèvement, les autorités coloniales ont tout fait pour réduire les faits à de banals actes de vol, de vandalisme et de pillage relevant du droit commun. Aussi, les accusés comparaissent-ils devant la cour d’assises siégeant à Constantine, Blida et Alger. Dans son ouvrage consacré à l’événement, appelé d’ailleurs 1871, Tahar Oussedik nous fournit d’intéressantes précisions sur les chefs de l’insurrection jugés par chacune des juridictions évoquées. Ainsi, la cour d’assises de Blida a jugé Si Ameziane Oukezouz et Si Mohand Oubraham qu’elle a condamnés à la déportation. De son côté, la cour d’assises d’Alger s’est occupée des Ouled Mahieddine de Taouarga, du Cheikh Al Djaâdi et d’Al Hadj Mohand Ould Hadj Belkacem qu’elle a condamné à la réclusion à vie. Quant à la cour d’assises de Constantine, c’est devant elle que se sont déroulés les procès les plus retentissants avec le jugement des grands chefs de l’insurrection, à leur tête Boumezrag, Cheikh Al Haddad et ses deux fils Aziz et M’hand. Les procès de Constantine sont les mieux connus pour être couverts par les observateurs et les plus évoqués par les chercheurs. Parmi ces derniers, Mehdi Lallaoui se distingue par son ouvrage édité en première édition en 1994 par Au nom de la mémoire sous le titre Algériens du Pacifique – Les déportés de Nouvelle-Calédonie, et en deuxième édition par la maison Zyrâb (Alger) en 2001. En fait, c’est un travail collectif auquel ont participé chercheurs, enquêteurs, photographes, correcteurs et techniciens en photographie. Publié sous son nom, l’ouvrage de Lallaoui nous fournit d’intéressantes informations sur le procès de Constantine. Avant d’être traduits devant la cour d’assises de Constantine, les inculpés ont fait l’objet d’une information judiciaire instruite par les cabinets d’instruction de Constantine, Sétif, Philippeville et Alger. Puis, dans un souci de regroupement, il y a eu dessaisissement au profit du juge d’instruction de Sétif. C’est ainsi que le 21 septembre 1872, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Constantine rend son arrêt de renvoi devant la cour d’assises de cette ville. Selon l’acte d’accusation notifié en septembre et en décembre de la même année, les insurgés sont accusés « d’avoir pris part, à des degrés divers, à des actes d’insurrection, exécutés de concert, en diverses localités des provinces d’Alger et de Constantine », (5,34). La cour d’assises de Constantine a siégé en trois sessions, l’une ordinaire, marquant l’ouverture des procès le 10 mars 1873, les deux autres extraordinaires se tenant les 31 mars et 28 avril 1873. La cour d’assises est composée de 12 jurés, aux termes de l’article 394 du code d’instruction criminelle (8, 80). Ce sont tous des colons. Colons aussi sont les témoins au nombre de 600, venus charger les accusés en fermant les yeux sur les terribles vengeances et exactions subies par les Algériens depuis deux ans. Depuis le début des hostilités, 60 000 Algériens ont péri, soit trois fois plus le nombre de Français tués. Malheureusement, le bilan des pertes algériennes en vies humaines ne cesse de s’alourdir depuis la fin de l’insurrection, pratiquement en juillet 1871. Cela explique la politique de la terre brûlée menée par les autorités coloniales qui ont recours à la liquidation physique pratiquée de sang-froid dans les douars et mechtas. La particularité des procès de Constantine est la répartition des accusés en 10 groupes dont chacun correspond à une région donnée comme l’indique la liste donnée par Mehdi Lallaoui (5, 36) : 1er groupe : Bordj Bou Arréridj
2e groupe : Boumezrag Mokrani (« un groupe à lui tout seul ! », s’exclame Mehdi Lallaoui)

3e groupe : La Hodna

4e groupe : Les Righas

5e groupe : Le cercle de Bougie

6e groupe : Djidjelli, Collo, El Milia et Mila

7e groupe : Ouled Aziz (subdivision d’Aumale)

8e groupe : Tizi Ouzou

9e groupe : Draâ El Mizizan

10e groupe : Cercle de Bougie

(2e section). L’établissement de ces groupes traduit sans doute le souhait de l’état-major français d’émietter les faits dans le but de leur ôter le caractère politique qu’ils méritent et de les présenter sous l’aspect banal de crimes et de délits de droit commun se ramenant au vol, pillage et meurtre. Un historien militaire, le commandant Louis Rinn, reconnaît ce traitement sélectif et écrit : « Le seul procédé pratique pour obtenir sur le jury une impression défavorable aux accusés était de les présenter comme des malfaiteurs ordinaires, chefs ou complices des assassins, incendiaires, pillards et voleurs qui se rencontrent partout à la remorque des insurrections. » C’est ce qu’a fait le parquet général. Parmi les dizaines de milliers de combattants, il a fait le choix de quelques centaines d’individus qu’il a poursuivis pour en faire un exemple. Puis, il s’est attaché à présenter les faits de 1871 comme une série d’actes de droit commun soumis à des jurys différents en plusieurs sessions d’assises (5, 37). Un comportement révélateur de la psychologie du procès. Cette conception est contestée par la défense qui s’élève contre la disjonction des dossiers et réclame, en vain, le jugement en même temps des chefs de l’insurrection. Les avocats, tous métropolitains, défendent « avec panache et honnêteté leurs clients », selon l’expression de Mehdi Lallaoui (idem). Ils invoquent la suspicion légitime pour faire juger les accusés devant des cours d’assises de métropole. Ils ne manquent pas d’affirmer le caractère politique du soulèvement et, par conséquent, du procès, comme le souligne Me Lacet à l’audience du 10 mars 1873 : « L’insurrection n’est pas une série de crimes de droit commun ni une série d’actes dus au hasard, c’est un grand fait politique longtemps concerté et dont les causes s’enchaînent les unes aux autres. C’est un de ces évènements sur lesquels nous aurions désiré une enquête parlementaire. Aujourd’hui tous ces faits semblent devoir disparaître. Au point de vue politique, on dissèque cette affaire, on veut la tronquer. Comment peut-on classer les responsabilités des accusés si on ne connaît pas les mobiles qui ont dirigé leur volonté ? Qui ne connaît la sujétion des indigènes à leurs chefs ? … » (idem). Un autre avocat, Me Jules Vabre, dénonce « l’arbitraire qui avait présidé au hasard de l’accusation » et situe la finalité de la loi qui, dit-il, « est une pour tous et la justice n’a pas le droit de choisir entre les coupables, sinon elle n’est plus la justice » (Idem). Le procès de la première session est marqué par la présentation, par Aziz Ben Cheikh Al Haddad, d’un mémoire dont voici un extrait cité par Mehdi Lallaoui : « Quant à la prison, à l’opprobre, à la mort, à la spoliation, à l’incendie et aux coups, tout cela ne ramène pas les gens à l’obéissance : peut-être même ces choses augmentent-elles dans le cœur des gens et de leur suite, la haine et l’inimité contre le gouvernement. Personne, du reste, ne peut être satisfait du trépas de son frère, de son père ou de son fils. Quant à ceux que l’on retient loin de leur patrie, le cœur de leurs proches meurt d’angoisse pour eux à cause de la longueur de la séparation. On finit par les croire morts, car on ne peut s’occuper autant des absents que de ceux qui sont présents. Or, en l’année 1871, combien de gens se trouvaient en prison ou en gage entre les mains du gouvernement pour fait de révolte s’étant produit dans les années antérieures, dont les tribus, les parents et les frères semblaient ne pas s’occuper ? Et qui sait, si le plus grand nombre de tribus insurgées dans l’année 1871 ne se composaient pas de parents et de gens détenus en prison, qui se seraient révoltées contre le gouvernement avec réflexion exclusivement à tous les autres, parce que leur cœur était déchiré de ce que leurs frères étaient en prison ou avaient été mis à mort. Et alors même que la prison eut été au loin, les tribus de ces gens détenus en France ont peut-être été les premières à se lancer dans la révolte contre le gouvernement, dans l’espoir de délivrer leurs frères, leurs proches et leurs fils » (5, 39). Le mémoire de Aziz Ben Cheikh Al Haddad est un document de 100 pages ainsi préfacé par son avocat, Me Léon Séror : « Que n’a-t-on pas dit et que n’avons-nous le droit de dire contre les bureaux arabes et leurs officiers ? En ne disant toutefois que ce que nous savons, que ce qu’on nous a révélé, en dernier lieu, l’étude consciencieuse de tous ces dossiers, nous aurons peut-être assez fait pour saper l’édifice de ces “Templiers des temps modernes”. Espérons que ce procès sera le coup de grâce pour cette administration » (5, 38). Les peines prononcées dans les différentes phases des procès sont lourdes dans la mesure où la plupart des accusés sont condamnés à mort et la peine est exécutée pour bon nombre d’entre eux. Les autres ont vu leur peine commuée en détention à vie avec déportation comme Cheikh Al Haddad et son fils Aziz eu égard à leur rang : ils sont médaillés de la Légion d’honneur. A ce titre, le régime de Thiers qui a réprimé au même moment le soulèvement de la commune de Paris, a traité différemment l’insurrection algérienne en la traitant d’actes relevant du droit commun, alors qu’il a attribué le caractère politique à l’action des insurgés communards. Deux poids et deux mesures. Chronologiquement, la condamnation de Boumezrag, le frère d’Al Mokrani est antérieure à celle des Al Haddad. Elle date du 26 mars 1873. Agé et épuisé suite à sa retraite, Boumezrag est capturé, jugé et condamné à mort, mais verra sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité et sera déporté en Nouvelle-Calédonie en compagnie du Caïd Ali, Mohamed Amokrane Oukaci et Si Mohamed Oukaci Ousahnoune. Quant à Cheikh Al Haddad et ses enfants Aziz et M’hand, ils seront condamnés le 19 avril 1873, le premier à cinq ans de détention, les deux derniers à la détention à perpétuité dans une enceinte fortifiée et seront déportés comme Boumezrag en Nouvelle-Calédonie en application de la loi du 23 mars 1872 (art. 2 et 3) qui fixe les lieux de déportation que sont : la presqu’île de Ducos, l’île des Pins et l’île Maré (8, 700) et la loi du 25 mars 1873 qui règle les conditions de déportation dans cet archipel (op. cit). Le moment fort du procès de Cheikh Al Haddad se situe au moment où le président de la cour prononce le verdict : 5 ans de détention, ce à quoi le vénéré cheikh qui vient à peine de dépasser la quatre-vingtaine lui lance cette appréciation devenue célèbre : « Vous me donnez cinq ans, Dieu ne m’accorde que cinq jours » (10, 9). Il mourra le cinquième jour dans sa cellule et sera enterré au cimetière de Sidi Mebrouk de Constantine, contrairement à son vœu d’être enterré à Seddouk. Même mort, Al Haddad fait peur à la France. Boumezrag, Aziz et M’hand Al Haddad figurent parmi les quelque 500 Algériens déportés en Nouvelle-Calédonie. Ils sont embarqués le 10 mars 1873 à bord des vaisseaux Calvados et de La Loire du port de Brest, en Bretagne. Après cinq mois de navigation, ils arrivent à Nouméa, la capitale de la Nouvelle-Calédonie, le 17 septembre de la même année. Des dizaines d’entre eux sont morts au cours du voyage, faute de nourriture et de soins. Ceux qui restent en vie arrivent dans un état piteux. Dans leur nouvelle terre d’asile, les déportés algériens retrouvent les insurgés de la Commune, eux aussi réprimés dans le sang. Ils partagent tous la côte ouest de l’île des Pins, avec ce détail révélateur que les Algériens occupent le 5e lot, le moins fertile comparativement aux autres lots. Drôle d’humanité ! Il y a discrimination même dans le malheur. Le régime des déportés est des plus durs. Leurs bourreaux excellent dans l’art de l’asservissement et l’humiliation. En plus des contraintes physiques qu’ils font subir aux déportés par le travail quotidien intense, ils se réjouissent de servir aux prisonniers enchaînés par la « barre de la justice » la soupe dans les souliers ! Ce n’est là qu’une forme de brimades parmi tant d’autres infligées aux pauvres prisonniers sans défense, déjà fragilisés par leur séparation des leurs. Après six années de vie pénible en terre étrangère, apparaît une lueur d’espoir avec la Loi d’amnistie partielle du 11 juillet 1880. Alors que les déportés communards vidaient l’île pour rejoindre les leurs, bénéficiant de cette amnistie, les déportés algériens se voient exclus de cette mesure et ce, au mépris des dispositions claires de l’article 1er de la loi 1879 qui dispose : « L’amnistie est accordée à tous les condamnés pour faits relatifs aux insurrections de 1871 et à tous les condamnés pour crimes et délits relatifs à des faits politiques. » Malgré les termes clairs de la loi, les autorités de Nouméa rejettent la protestation des Algériens, arguant que seuls « les faits insurrectionnels survenus sur le territoire métropolitain » (5, 94) obéissent à la loi d’amnistie. Voilà une manière bien singulière d’interpréter la loi par ceux-là mêmes qui s’estiment investis d’une mission civilisatrice au profit des peuples qu’ils appellent « indigènes ». Las d’attendre et d’entendre les mêmes réponses méprisantes et affligeantes, certains déportés algériens ne tardent pas à mettre en œuvre un plan d’évasion dont le mieux réussi est celui de Aziz Ben cheikh Al Haddad. Quittant l’île des Pins en 1881, Aziz réussit à l’aide de petites embarcations à rejoindre la Nouvelle-Zélande puis Sidney, en Australie, avant d’arriver au Hedjaz, par le canal de Suez, où il s’installe quelque temps sous un faux nom pour échapper aux espions français lancés à ses trousses depuis qu’est signalé son passage par le canal. Durant son séjour assez long (15 ans) au Hedjaz, Aziz se serait marié et s’occupe à prendre en charge les pèlerins du Maghreb. En février 1895, le consul français à Djeddah fait en sa faveur une intervention auprès du ministre des Affaires étrangères. Véritable plaidoirie en faveur de l’amnistie, la lettre du consul est transmise avec son avis par le chef de la diplomatie française en février et en mars de la même année au garde des Sceaux, suite à la réponse négative du gouverneur général d’Algérie Cambon qui n’a pas trouvé mieux que de contourner la loi d’amnistie en invoquant des mesures coercitives du code de l’indigénat pourtant bien postérieur aux faits. C’est là, encore une fois, une entorse à la loi traduite par l’atteinte au principe de la non-rétroactivité des lois. Le gouverneur général croit faire une faveur à Aziz en lui proposant un exil en Tunisie ou même en Algérie, mais dans une région autre que la Kabylie. Une entorse à la loi pénale dans la mesure où l’interdiction de séjour est une peine complémentaire qui ne peut être inffligée que par la justice en présence d’une peine principale. Voilà comment sont piétinées les lois sous la IIIe République. A mi-chemin entre la terre de ses ancêtres et le bagne de Nouvelle-Calédonie où il est censé être jusqu’à nouvel ordre, Aziz Al Haddad poursuit son combat pour l’amnistie, aidé dans ce but par son ex-compagnon en déportation, le communard Rochefort, évadé lui aussi de la forteresse et bénéficiant ultérieurement de l’amnistie 1880. Il lui consacre de nombreuses colonnes dans son journal L’intransigeant. Un rassemblement de 1800 communards s’est tenu sous son égide à Vaugirard (Paris) pour soutenir l’amnistie des insurgés algériens. La campagne en faveur de ces derniers se poursuit et, en 1884, une pétition est déposée à la Chambre des députés par les déportés algériens. Malgré l’avis favorable de la commission chargée de l’examen de la demande, le ministre de la Guerre, par dépêche arrivée à Nouméa en mars 1885, se montre évasif et soumet le bénéfice de l’amnistie à de nouvelles mesures restrictives. Décidément, l’exécutif français est passé maître dans l’art de piétiner les lois. Rechefort revient en janvier 1886 à la charge en déposant à la chambre une proposition de loi à caractère urgent tendant à déclarer amnistiés les faits qualifiés : crimes ou délits politiques, délits de presse, de réunion et délits électoraux. Le texte étend l’amnistie aux « Arabes condamnés pour les insurrections de 1865 (Les Ouled Sidi Cheikh), NDA / de 1871 et 1880 (insurrection du Sud oranais, NDA). Au vote, cette proposition de loi est rejetée à cause du refus des députés d’Alger et de l’attitude d’atermoiement du gouvernement qui se montre fort indécis, voire non intéressé par la mesure à prendre face au problème des déportés algériens détenus pourtant arbitrairement jusque-là. En réaction à ce vote, Rochefort démissionne de son poste de député. « J’avais, dit-il, espéré que l’amnistie s’étendrait aux malheureux qui expient à cette heure les fautes des autres dans les prisons et bagnes métropolitains. » (5,110). La même année (1886), les déportés algériens écrivent au président de la République Jules Grévy. Saisies, les autorités pénitentiaires tergiversent, invoquent la raison d’Etat. A cette allure, tout laisse croire qu’il y a un Etat dans un Etat. Le nouveau projet de la loi d’amnistie est déposé en juillet 1889 au parlement. Clair dans ses dispositions, le texte parle de mise en liberté des détenus algériens « pour faits se rapportant à l’insurrection de 1871 ». Le 12 juillet, le parlement adopte le projet de loi, mais le Sénat le rejette le 15 du même mois. Ainsi, les détenus algériens qui sont retenus malgré eux en Nouvelle-Calédonie se voient contraints par la force des choses à occuper la place des communards libérés et semblent résignés à vivre dans un pays lointain qui n’est pas le leur. La plupart, comme Boumezrag Al Mokrani, se spécialisent dans le transport pour leurs connaissances équestres. Ce n’est qu’en 1895, soit 15 ans après la loi d’amnistie de 1880, que l’amnistie est enfin reconnue et la résidence obligatoire levée. Cela se fera sous le mandat du président Félix Faure. Cependant, la loi, encore une fois, n’est pas appliquée d’une manière impartiale puisqu’elle exclut Boumezrag, toujours captif, et deux autres insurgés en fuite. Cette mesure d’amnistie est le fruit de la lutte menée par Me Le Hennaf pour faire bénéficier les insurgés algériens de la loi d’amnistie de 1880. Dans sa plainte contre la direction pénitentiaire de la Novuelle-Calédonie, un document de 52 pages, l’avocat parisien établit en 1892 que « c’est arbitrairement et sans droit que furent rendus par la force en Novuelle-Calédonie les insurgés » (5,115) et qu’ils doivent bénéficier de l’amnistie de juillet 1880 « si le droit était appliqué » (idem). En application à cette amnistie tardive, « une poignée de déportés », comme l’écrit Mehdi Lallaoui (idem), s’embarquent de Nouméa le 22 août 1895, à l’exclusion, hélas de Boumezrag, rappelons-le. Le destin veut que ce même jour s’éteint à Paris Aziz Ben Cheikh Al Haddad à l’âge de 55 ans. Venu de Djeddah en juin pour plaider la restitution des terres de la famille Al Haddad auprès des autorités de Paris, il trouve refuge chez le commandant Eugène Mourot, son ex-compagnon de déportation, dans l’actuel boulevard Vaugirard, dans le XIe arrondissement. Certains auteurs (1,205) trouvent sa mort suspecte et affirment que, admis dans un hôpital parisien pour soigner un furoncle au visage, Aziz serait repéré et liquidé. Quant à Al Mokrani, malgré le succès de son entreprise de transport, il n’a pas renoncé à sa volonté de rentrer au pays. Chaque année, il renouvelle ses demandes aux autorités qui les rejettent, voyant en lui, même après 30 années de déportation, un danger potentiel s’il rentre en Algérie. Ce n’est enfin que le 23 janvier 1904, soit 24 ans après l’amnistie de 1880 qui devait lui être appliquée, que le président de la République Emile Loubet signe un décret de grâce mettant fin à la déportation de Boumezrag. Ce dernier arrive à Marseille le 2 juillet 1904 et le 21 du même mois, il adresse une lettre à Louis Vossion dans laquelle il décrit sa grande émotion en retrouvant le pays. Boumezrag est resté une année entre les siens avant de rendre l’âme en juillet 1905 à l’âge de 76 ans. Les procès des insurgés de 1871 sont riches en enseignements. Ils constituent d’abord le modèle des procès collectifs et expéditifs où se perd le principe de la personnalité, de l’infraction et de la peine consacré aussi bien en droit interne (procédure pénale) qu’en droit international (déclaration universelle des droits de l’homme et traités et conventions subséquents). Ce sont ensuite des procès qui ouvrent la voie à l’arbitraire dans le mesure où les lois venues améliorer le sort des condamnés sont tenues en échec par les différents échelons de l’exécutif censé appliquer ces lois au lieu de se substituer à elles et leur donner une interprétation tendancieuse au gré des caprices du régime. Ce sont enfin des procès qui reposent sur une série d’injustices et d’irrégularités graves, propres à tout régime impérialiste et sanguinaire qui ne survit que par le feu et le sang. Ils mettent en relief le visage hideux du colonialisme qui fait du droit deux lectures et qui ne recule devant rien pour assouvir ses appétits, quitte à traiter les nations opprimées en tant qu’humanité de seconde zone qu’il est en droit d’asservir et d’avilir.

Cet article est dédié aux descendants des déportés algériens en Nouvelle-Calédonie en visite dans notre pays.

Zeroual Abdelhamid

in EL WATAN du 31 mars 2005