Tighersi ou les nouvelles ruptures de Mohand Aït-Ighil


Malgré les problèmes de lectorat et de diffusion, la littérature d’expression amazighe s’enrichit. Qualitativement et quantitativement.
Le dernier-né s’appelle Tighersi (la déchirure), un roman écrit par Mohand Aït-Ighil et édité par Aframed éditions au mois d’avril dernier.
Plus qu’un roman, c’est tout un nouveau «plateau» que Mohand Aït-Ighil nous propose de lire. Nouveau, ce n’est pas tant sur le genre littéraire, qui est en droite ligne des précédents romans écrits dans la langue de Si Muhand, mais plutôt la disposition et, surtout, la thématique.
Rompant avec les thèmes traditionnels liés à l’émigration et aux conditions de vie des citoyens de Kabylie, l’auteur de Tighersi tente de s’adapter à l’ère du temps.
Et sur le plan «géométrique», Aït-Ighil coupe son œuvre en huit chapitres sous-titrés, ce qui n’est pas courant dans ce genre d’œuvre qu’est le roman.
L’histoire qui nous est donnée à lire est tout aussi originale. Le personnage principal, Meziane, est un jeune, apparemment de notre temps. Un jeune homme instruit -il a fait des études dans le domaine maritime- et engagé, puisque, mettant de côté ses pulsions de jeunesse, il met toute son énergie au service des causes de son pays. Il s’engage dans la quête de l’identité, celle de sa Kabylie natale.
Mais n’adhère à aucun parti politique.
Mais comme l’indique le titre de l’ouvrage, Tighersi, la vie de Meziane est basée sur des ruptures. Des déchirures. Avec les siens, d’abord, et avec son pays, ensuite, parce que, désespéré, il émigre comme le font les jeunes d’aujourd’hui en prenant, comme les harraga, le bateau pour parvenir à une destination pratiquement inconnue.
Dans le premier chapitre, Meziane, de retour d’un voyage, part rendre visite à son grand-père maternel, Jeddi Moh, au lieu d’aller voir ses parents. Ce n’est apparemment pas à cause d’un quelconque problème avec son père, mais pour aller à la recherche de ses racines dans ce village des Ath Aïdel, loin du stress de la ville où habitent ses parents.
Dans ce chapitre, on revoie les images de la Kabylie d’antan. Des pratiques propres aux montagnards. Le tout raconté dans une incroyable description. On voit, par exemple, yemma Dja, la grand-mère de Meziane, cuire le repas sur le feu de bois. On voit aussi Meziane et son grand-père manger sur un tapis traditionnel au lieu des table et chaises d’aujourd’hui. On assiste également à une séance de battage de blé à la main. Le décor nous renvoie quarante ans en arrière, alors que Meziane est apparemment un homme moderne.
La deuxième rupture, mentionnée dans le deuxième chapitre, est vécue par Meziane, mais à distance. Il suit l’histoire de Da Mokrane, un rebelle qui a perdu toutes les causes. D’abord, celle contre le colonialisme qu’il a combattu bien avant la révolution, parce que des tirailleurs sénégalais violèrent et tuèrent sa mère alors qu’elle revenait de Béjaïa-ville où, tout comme ses concitoyens, elle avait fêté la victoire des alliés sur les nazis. La deuxième quête perdue par Da Mokrane est l’indépendance. Après tant de souffrances, Da Mokrane se retrouve encore une fois dans une autre guerre, puisqu’il s’engage dans les maquis du FFS en 1963 avant d’être emprisonné par le pouvoir après avoir été dénoncé par son propre beau-père.
Les véritables ruptures
Dans le troisième chapitre, Meziane fait une autre rencontre. Celle des militants qui luttent pour l’identité amazighe. Si la période n’est pas indiquée, les descriptions renvoient probablement au Printemps berbère. Meziane tente de mobiliser les jeunes en les réunissant dans la clandestinité.
A l’abri des regards des services. Il enrôle même des lycéens à sa cause, même si des militants partisans, notamment des communistes, veulent dévoyer le combat en le récupérant à leur compte. Mais Meziane déjoue tout et réussit à organiser la fameuse marche. Il est arrêté, au même titre que beaucoup de ses camarades.
Seulement, après l’épisode, beaucoup de ses camarades prennent un autre chemin. Tous, ou presque, prennent leur retraite de la politique et du combat. Meziane, lui, reste sur le terrain. Mais uniquement pour faire du théâtre. Et quel théâtre, puisqu’il n’a comme salle de répétitions qu’un petit coin dans un café de la ville.
Pendant ce temps, H’nifa, la mère de Meziane, pense à le marier, comme le font souvent les mères kabyles. Quoique lié à une jeune fille depuis des années, Meziane ne veut rien entendre. Sa mère tente tout, y compris la superstition.
Rien n’y fait. Meziane refuse toujours et argumente qu’il doit trouver du travail,quoiqu’il soit issu d’une famille relativement aisée.
Avant de partir, Meziane, en compagnie de son père, se rend à Taliwin, le village de ses ancêtres. Il y revoit les routes sinueuses, mais aussi la beauté du paysage de son village. Il revoit, également, les amis du village et goûte aux plats de ses habitants.

Le départ sans retour
Dans le dernier chapitre, l’auteur nous raconte, avec maints détails, la véritable rupture de Meziane. Celle d’avec sa mère, lorsqu’il lui annonce, la veille, son départ. La pauvre mère est déchirée, elle qui a déjà perdu un premier fils, parti pour ne plus revenir.
Mais Meziane sent plus que toute autre personne la séparation. Il pleure lorsqu’il quitte sa mère, et il tremble lorsqu’il monte sur le bateau, scrutant la ville de Béjaïa et les monts de Yemma Gouraya qui la dominent. Meziane est parti pour une destination inconnue.
Mohand Aït-Ighil dessine ici le parcours d’un jeune Algérien. Un jeune qui construit sa vie sur des rêves. Des quêtes inaccessibles avant de finir dans autre contrée. Ce qui est aussi frappant dans le roman d’Aït-Ighil, c’est la langue utilisée.
On retrouve un kabyle standard, mais du terroir. Peu ou très peu de néologismes sont employés par un auteur qui n’en est pas à sa première aventure, puisque l’enfant de Béjaïa a déjà écrit des romans et des pièces de théâtre, dont la plus connue est Tazelmat texsar, tayeffust ur terbih ara (la gauche a perdu et la droite n’a pas gagné).
Dans ce nouvel ouvrage, Aït-Ighil a certainement mis beaucoup de courage et d’abnégation. C’est d’ailleurs pour cela que Tighersi mérite d’être lu et raconté.

Par Ali Boukhlef