Seddouk, humble témoin de la colonisation.

Seddouk,janvier 1941

Seddouk est une modeste commune, édifiée sur les terres confisquées aux Kabyles ayant pris part au soulèvement de 1871. De telles communes sont assez nombreuses en Grande et Petite Kabylies. La rébellion matée – avec rigueur , des centres de colonisation ont été créés en différents points névralgiques, afin d’y implanter une population française suffisamment importante pour faire contrepoids aux autochtones. Des terres de colonisation ont été distribuées aux immigrants venus de la Métropole: paysans des provinces méridionales les plus pauvres regroupés par départements d’origine, Ardèche, Ariège, Aveyron, Lozère … , Alsaciens, fuyant leur patrie annexée par le roi de Prusse. C’est ainsi qu’à l’état-civil des nouvelles communes, s’inscrivirent les noms de Bonafous, de Camboulive, de Couderc, de Farigoule … de Frey, de Schuster, de Weismuller. A Seddouk les premiers colons étaient originaires des Hautes Alpes et, pour quelques uns, de la région lyonnaise.

Le centre de colonisation a d’abord fait partie de la commune mixte d’Akbou et n’a été érigé en commune de plein exercice qu’après la première guerre mondiale. Les villages kabyles de Seddouk-Ouadda et de Seddouk-Oufellah (1), auxquels il doit son nom, ont alors été englobés dans la nouvelle collectivité locale, ainsi que le village de Takaats.

Seddouk est construit sur une éminence, dans la vallée de la Soummam, à l’écart de la ligne de chemin de fer et de la route nationale qui longent l’oued. Il faut pour y accéder, quitter les grandes voies de communication, à hauteur de la petite gare de Takriets et emprunter le chemin départemental qui serpente à flanc de montagne pour atteindre le lieu-dit « Tizi n ‘Djemaa » (2).

Le village groupe une cinquantaine de maisons, chacune entourée d’un jardin, s’échelonnant sur trois rues parallèles à la ligne de crête, où s’élèvent la mairie à un bout et la gendarmerie à l’extrémité opposée. La mairie est installée dans une grande bâtisse, dont la haute muraille témoigne du souci qu’avaient eu les créateurs du centre de colonisation d’y édifier un ultime refuge en cas d’événements analogues à ceux que la Kabylie venait de traverser. Aujourd’hui, le lourd portail de fer est immuablement ouvert à deux battants sur la vaste cour, qu’emplissent, à l’heure des récréations, les cris des élèves de l’école communale, qui fait partie du même ensemble.

A l’entour de la mairie un petit bois d’eucalyptus abrite chaque samedi le marché hebdomadaire avec, en contrebas, un abattoir rustique où les bouchers ambulants égorgent quelques chèvres et deux ou trois moutons. Tout au bas de la petite agglomération, une belle allée de platanes conduit à la maison du médecin de colonisation, entourée d’oliviers séculaires et d’un grand jardin où mes prédécesseurs ont planté de la vigne et quelques arbres fruitiers. A mi-chemin entre la mairie et mon logement de fonction, se trouve le bureau de poste et un peu plus loin l’église, construite en 1875 desservie aujourd’hui par un prêtre qui vient d’Akbou un dimanche sur deux. Une large place sépare l’édifice religieux de l’auberge du village où quelques piliers de comptoir, Kabyles et Européens mêlés, lampent le gros rouge ou l’anisette, dans la salle enfumée. La circonscription médicale de Seddouk est de création relativement récente. Elle n’a eu jusqu’ici que deux titulaires. Le premier, le Docteur B. .. était le fils du bachagha Ben … qui règne encore aujourd’hui sur le douar des Béni Ourtilane de la commune mixte du Guergour. Il a quitté l’administration pour s’installer à Alger. Il a – m’a-t-on dit au village – ouvert un cabinet rue de la Lyre. Le second était mon ami Louis M … Ni l’un, ni l’autre n’ont séjourné longuement ici. Louis M … a sauté sur l’occasion créée par la vacance du poste de Sidi-Aïch, pour se faire muter à la tête de la florissante circonscription voisine. Mon nouveau domaine se situe au cœur de la Kabylies des Babor, ayant Bougie pour capitale, encore appelée Petite Kabylie par opposition à la Grande Kabylie dont Tizi-Ouzou est le chef-lieu. L’une comme l’autre sont habitées par des montagnards berbères, ayant conservé – comme les Chaouïa de l’Aurès que je viens de quitter – leur langue, leurs traditions et leurs coutumes. Mais leurs mœurs sont très différentes de celles des Aurasiens, notamment en ce qui concerne la condition de la femme. J’ai en charge la protection sanitaire d’une population de 30.000 habitants environ, répartie sur trois communes: la commune de plein exercice de Seddouk, les quatre douars du versant occidental du massif du Guergour et trois douars de la commune mixte d’Akbou. Seuls les villages de la commune de plein exercice et, en partie, les douars de la commune mixte d’Akbou sont accessibles en automobile. Les douars de la commune mixte du Guergour forment un énorme chaos montagneux, où l’on ne circule qu’à dos de mulet. Le plus éloigné de ma résidence, le douar Béni Mohli, se situe à plus de cinq heures de marche … quand les conditions atmosphériques sont favorables. L’équipement sanitaire est à peu près inexistant. Le maire de Seddouk a mis à ma: disposition un petit local communal, situé non loin du bureau de poste, afin que j’y installe les consultations gratuites aux indigènes, les visites des mères et nourrissons, les séances de vaccination obligatoire, bref tout ce qui constitue la tâche quotidienne du médecin de colonisation. J’ai pour unique collaborateur un adjoint technique de la santé, originaire de Cherchell. A sa sortie de l’école, il a rejoint Seddouk la mort dans l’âme et n’a d’autre ambition que de se rapprocher, le plus tôt possible, de sa ville natale. Il est, dit-il, un « homme de mer », passionné de pêche et champion de natation, tout le contraire d’un montagnard! Il ignore le dialecte kabyle et ne fait aucun effort pour assimiler cette langue barbare. Par contre, il fraye volontiers avec les Européens. Le seul indigène dont – je crois bien ¬la compagnie lui parait acceptable est le « taleb », avec lequel il entretient de longues conversations dans un arabe raffiné. Il est arrivé ici quelques mois avant moi et sa connaissance des gens du village et des habitants d’alentour me sera très utile à mes débuts à Seddouk.

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 Les Européens sont, pour la plupart, les descendants des colons de 1875, dont il ne reste plus qu’une dizaine de familles. Ils vivent plutôt chichement du produit de leurs oliviers, élèvent quelques vaches, le cochon que l’on tue à Noël et une basse-cour plus ou moins importante. Les six gendarmes de la brigade, le receveur des postes, les instituteurs et institutrices ne sont, comme moi-même, que des résidents temporaires, changeant au gré des mutations. L’ancien centre de colonisation, qui a compté autrefois jusqu’à cinquante familles françaises, un groupe de pompiers bénévoles et un orphéon municipal, serait tombé en désuétude si de nombreux Kabyles, y trouvant plus de commodités que dans leurs « dechra» de la montagne, n’étaient venus s’y installer et prendre la relève des colons disparus, emportés par la ruine ou la maladie. Ceux qui subsistent ont adopté le mode de vie de leurs voisins kabyles et s’expriment autant en dialecte berbère qu’en français. Il n’existe pratiquement aucune différence sociale entre eux et les indigènes, seule la religion les sépare. Les uns vont à la messe – quand elle est célébrée -, fêtent Noël et font leurs Pâques. Ils sont baptisés, mariés et enterrés par le curé. Les autres observent le jeûne du ramadan et s’abstiennent de manger du cochon. Ils sont circoncis, se marient devant la -;< djemaa» et sont inhumés selon le rite musulman. Pour le reste, tous les habitants de Seddouk se comportent pareillement. Les femmes des uns et des autres sont confinées dans les tâches domestiques, leurs enfants fréquentent la même école, les hommes se retrouvent à l’estaminet, où un observateur attentif pourrait toutefois constater que les Européens consomment plus volontiers l’anisette que le gros rouge qui a la faveur des Kabyles.

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Ces Kabyles sont tous cultivateurs. Quelques-uns, de surcroît, tiennent boutique d’épicerie ou de « tissus indigènes» provenant des manufactures lyonnaises et trois ou quatre d’entre eux exercent un petit artisanat. Il y a Lârbi le maçon, Arezki, le menuisier et le cordonnier Lounès. Un ancien combattant, portant moustaches « à la gauloise» et arborant, dans les grandes occasions, toute une batterie de décorations, gère un « café maure ». Installé dans la grande rue, l’établissement accueille la foule des jours de marché et, en tous temps, les joueurs de dominos. Enfin une famille de bouchers ambulants, le vieil Ali et ses deux fils, est fixée à Seddouk d’où elle rayonne vers les « souk» hebdomadaires des villages environnants. Deux propriétaires de taxi se partagent la clientèle des coureurs de marchés. Il Y a, en outre, dans la commune, deux familles maraboutiques, vivant un peu à l’écart. Elles se disputent l’hégémonie religieuse au sein d’une population berbère, islamisée depuis des siècles mais, au demeurant, assez peu pratiquante. Les Kabyles s’en tiennent à quelques rites essentiels, sacrifient le mouton de l’Aïd el Kébir, mais ne dédaignent pas les boissons alcoolisées et ne se conforment guère au précepte des cinq prières quotidiennes. Le Chikh Abd el Malek, chef de la « zaouïa » (3) de Seddouk-Oufellah, appartient à la grande confrérie des «Rahmanïa ». Ses« khouan » (4) sont nombreux, son influence s’étend à toute la vallée haute de la Soummam et jusqu’à El Esnam. L’autre famille maraboutique est plus modeste et ne possède qu’un maigre patrimoine. Plusieurs des siens sont devenus des boutiquiers. D’autres exercent le métier de tailleur et confectionnent, sur leur machine à coudre, des gandourah, des sarouel et des robes de femmes. Seul, le Chikh Mohammed-Salah – les Kabyles disent Mohand-Salah – maintient la tradition familiale. Il a fréquenté, dit-on, l’université islamique du Caire et enseigne le Coran aux gamins du village.

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 Tel est le petit monde où je vais vivre désormais . Mes relations avec les représentants de l’administration, sous-préfet de Bougie, administrateurs des communes mixtes d’Akbou et du Guergour seront surtout épistolaires, parfois téléphoniques en cas d’urgence. Je rencontrerai épisodiquement mes collègues d’Akbou, de Sidi-Aïch et d’El Kseur. Quant au médecin de colonisation de La Fayette, avec lequel je partage le service médical de la commune mixte du Guergour, je lui ai rendu visite lors de ma prise de fonctions, mais je crois bien que ce sera notre seule entrevue. En ces temps de restrictions où le carburant est distribué au compte-gouttes, je ne referai pas de si tôt le voyage qui oblige à un long détour par El Kseur, Oued-Amizour et Aïn-Roua pour contourner la masse de montagnes qui nous sépare. J’ignore si j’aurai jamais la visite de l’inspecteur départemental d’hygiène … Seddouk est vraiment bien loin de Constantine … Un bled perdu, pour tout dire!

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(1) Seddouk-Ouadda (Seddouk le Bas), Seddouk-Oufellah (Seddouk le Haut), ces noms évoquent pour moi les villages lorrains de Mercy le Bas et de Mercy le Haut, berceau de ma famille.

(2) Tizi n’Djemaa : Le col de l’assemblée. Les Kabyles continuent à employer cette dénomination pour désigner le chef-lieu de la commune

(3) Zaouïa : établissement religieux sous l’autorité d’une confrérie musulmane. spécialement affecté à l’enseignement du Coran (Dictionnaire Robert).

(4) Khouan: adeptes d’une confrérie religieuse.